Xavier Hautbois

Xavier Hautbois, Formulation et formalisation des contraintes en informatique musicale. Mémoire de DEA. Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1991.

Introduction

Au cours d'une conférence d'Hubert Reeves réalisée à l'espace de projection de l'IRCAM (le 15 Février 1991), l'astrophysicien évoquait l'équilibre inhérent à l'organisation structurelle de la matière. Il précisait que les lois fondamentales qui régissent la physique procèdent d'une double interaction : celle liée aux forces qui tendent à ordonner les éléments et celles qui tendent à laisser une place au hasard. La théorie du chaos induit le fait qu'un trop grand champ attribué au hasard engendre une idée de fouillis, de désordre total, d'anarchie structurelle. D'un autre côté, une organisation conduite par trop de contraintes génère un état de fixité, de monotonie, sans intérêt. L'extraordinaire variété des espèces provient de l'équilibre entre ces deux notions, de ce dosage subtil entre un réseau de contraintes physiques et des éléments liés au hasard. Prenons l'exemple simple des cristaux de neige. Les lois physiques de cristallogénèse et de mécanique imposent la formation d'une structure en étoile à six branches. A partir de là, la nature laisse libre cours à la croissance des cristaux : toutes les formes sont possibles, à condition que la structure globale soit en étoile à six branches. Il s'agit donc d'une réduction de l'infini variété de formes possibles à un nombre plus réduit de solutions par le biais d'une contrainte physique.

Deux notions sont à tirer de cet exemple. La première, que nous allons traiter dans ce rapport, fait l'objet du concept de tri à partir d'un espace de solutions très étendu, par l'intermédiaire de contraintes. La seconde est une simple remarque traitant des deux états ordonnés et désordonnés dont nous venons de parler. Si nous reconnaissons la résonance naturelle d'un son - intuitivement perçu, au départ - comme l'ordre établi sur lequel s'est fondée l'harmonie traditionnelle depuis des siècles, les choix progressifs des harmoniques supérieures apparaissent comme des transgressions de plus en plus violentes de cet ordre logique. La modulation harmonique, elle-même, est un état transitoire qui fait intervenir une déstabilisation du discours musical, initialement bien fixé dans sa tonalité. L'évolution de l'harmonie apparaît alors (grossièrement) comme la volonté de plus en plus marquée de s'échapper de cet état ordonné par le biais de notes étrangères, jusqu'au basculement irrémédiable vers l'atonalisme. De nos jours, alors que la liberté des compositeurs est extrême, les recherches se portent sur la construction d'un nouvel ordre à partir d'une logique formelle personnelle, dérivée de l'état de désordre. Un des moyens pour y parvenir consiste à extraire d'un ensemble très vaste composé d'éléments pas nécessairement intéressants sur le plan musical, des objets réellement utilisables par le compositeur : c'est le procédé de recherche par contraintes. En d'autres termes, il s'agit d'ordonner un espace bien défini et de grande dimension par des conditions restrictives.

Le compositeur d'aujourd'hui dont la préoccupation est de s'entourer d'un environnement de composition assistée par ordinateur, doit, en premier lieu, formaliser son langage personnel. Dans le cadre des recherches de formalisation de la syntaxe musicale réalisées à l'IRCAM [1], Francis Courtot définit des structures de types abstraits caractérisant des objets primitifs (comme l'altération, le nom de note, l'octave, etc.) ou plus complexes construits à partir des premiers types (comme la hauteur). Des opérateurs associent les types entre eux pour générer une signature qui formalise les structures musicales. Celle-ci n'est pas suffisante, en elle-même, pour modéliser la pensée du compositeur et il est nécessaire de définir des opérateurs d'association plus complexes entre les types. Ces derniers, formalisés par des symboles relationnels, prennent en compte d'éventuelles variations automatiques de ces types. Par exemple, on peut avoir les associations suivantes :

type 1 association type 2
hauteur ... "de durée" ... durée
hauteur ... "équivaut à" ... fréquence
hauteur ... "de type" ... caractéristiques (tr, gliss, ...)

Ces relations aident le compositeur à construire une syntaxe plus générale adaptée aux objets musicaux regroupés en familles. Les caractéristiques définissant ces objets sont décrits dans des prédicats qui, reliés entre eux, constituent ce que Francis Courtot appelle le graphe conceptuel. D'un point de vue compositionnel, les attributs que contiennent les prédicats, sont des paramètres sur lesquels le compositeur peut jouer pour organiser son univers musical. On peut alors généraliser sa démarche de pré-composition par le schéma suivant :

Les prédicats d'engendrement définissent et produisent les objets musicaux du compositeur à partir de règles dérivées de sa formalisation conceptuelle. Le calcul du matériau est fait au plus large de façon à générer le plus grand nombre d'objets par la théorie. Les prédicats de contraintes restreignent alors le champ d'investigation de l'ordinateur par des conditions appliquées soit sur les objets, soit sur leurs caractéristiques conceptuelles. Les prédicats de transformation des objets permettent la variation d'un type d'objet en un autre type (note --> fréquence, par exemple). Enfin, les prédicats d'édition servent à la présentation des résultats sous forme alpha-numérique ou graphique.

En ce qui concernent les prédicats qui intéressent notre étude, il ne s'agit pas de contraintes dans le sens purement informatique, c'est à dire une condition mathématique imposée à un ensemble d'objets dépendant de paramètres modulables (par les langages de programmation de types PROLOG III, CHIP), ni d'un calcul algorithmique (calcul d'accords à partir de fonctions mathématiques [2]), mais plutôt d'un tri (un filtre) des solutions d'un calcul permettant de réduire un espace de recherche défini par le compositeur. En réalité, la composition par contraintes ne fournit jamais une unique solution et les relations abstraites qui génèrent des objets musicaux nécessitent le recours à la fois à des modèles de régulation et à des choix intuitifs.

La composition musicale par contraintes, telle qu'elle est réalisée à l'IRCAM, concerne différents niveaux d'application. Les domaines traités dans ce rapport font référence aux recherches de deux compositeurs aux aspirations (et aussi inspirations !) relativement différentes :

  1. Contraintes associées à des structures verticales par Marco Stroppa
  2. Nous traiterons la caractérisation des Structures Verticales de Hauteurs (ou VPS pour Vertical Pitch Structure) définies par le compositeur et l'application de contraintes sur certains paramètres constitutifs des VPS. A titre d'exemple, nous aborderons des extraits significatifs du cinquième mouvement de l'oeuvre Elet...Fogytiglan, pour ensemble éclaté dans l'espace (commande du Festival d'Automne à Paris, 1989).

  3. Contraintes associées à des structures horizontales par Philippe Hurel
  4. Nous décrirons l'objectif et la démarche du compositeur, et trouverons une application de contraintes mélodiques dans la génération de symboles permettant de former le matériau précompositionnel de l'oeuvre Pour l’image (1986-1987), pour 14 instruments. Nous traiterons également les contraintes rythmiques appliquées à ce matériau à travers l'oeuvre Six Miniatures en trompe-l’oeil.

    Pour ces deux applications, les programmes PROLOG II ont été réalisés à l'IRCAM par Francis Courtot. Ce présent rapport traite, de façon synthétique, les démarches de ces deux compositeurs, la caractérisation des objets (formalisation), les contraintes qui leur sont appliquées, les programmes informatiques qui les mettent en oeuvre, ainsi que leurs utilisations dans des extraits musicaux. Il nous a semblé important d'insister sur ce dernier point puisqu'il ne s'agit pas de composition par contraintes, mais bien de pré-composition par contraintes : l'ordinateur n'étant capable uniquement de fournir du matériau compositionnel de base au compositeur. Ce matériau ne présente pas d'intérêt s'il n'est pas interprété par le compositeur. Qui plus est - il est important de le souligner -, le compositeur ne peut aborder la composition par contraintes sans avoir une logique d'écriture cohérente avec la logique de contrainte. Nous aborderons donc, sommairement, les considérations esthétiques des compositeurs afin de comprendre la démarche qui les a conduit à utiliser cette technique.

    Ce travail a été réalisé dans le cadre du DEA de Musique et Musicologie du XXe siècle de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, à partir de données bibliographiques et d'entretiens avec les compositeurs.