Xavier Hautbois

Xavier Hautbois, L’unité de l’œuvre musicale : recherche d’une esthétique comparée avec les sciences physiques. Paris, CNRS/Université de Paris1/L’Harmattan (coll. « Arts & Sciences de l’art »), 2006.

Introduction. Entre physique et métaphysique

« L’homme a naturellement la passion de connaître ; et la preuve que ce penchant existe en nous tous, c’est le plaisir que nous prenons aux perceptions des sens. »[1] La phrase introductive de La métaphysique d’Aristote met en exergue le préliminaire à l’intelligibilité du monde : la perception. L’observation de la nature est la source première du savoir et de l’esthétique[2]. Cette double quête est motivée par le plaisir qu’elle engendre. À la différence de Platon, qui voyait dans le Beau un principe transcendant au monde, le Beau, selon Aristote, procède d’une démarche profondément humaine. Sa définition du Beau est plus précise que celle trouvée dans l’œuvre de Platon : « Le bel animal et toute belle chose composée de parties supposent non seulement de l’ordre dans ces parties mais encore une étendue qui n’est pas n’importe laquelle, car la beauté réside dans l’étendue et dans l’ordre »[3]. On peut observer, entre le critère platonicien de l’harmonie et de la mesure, et la notion aristotélicienne de l’ordre et de la grandeur, la différence qui sépare un principe transcendant d’un principe inhérent à l’esprit humain. À travers les sciences et les arts, se reconnaît la satisfaction d’une recherche intellectuelle d’inspiration élevée. Platon et Aristote s’accordent pour établir la règle d’un principe d’organisation qui attribue aux êtres leur simplicité, leur cohérence et leur perfection. Que l’idéal soit un paradigme éternel immanent ou extérieur à l’esprit humain, la quête de la perfection conduit à établir des corrélations perceptibles à la raison humaine. La science s’inspire en permanence de l’étude de la nature et de l’émulation intellectuelle offerte par sa modélisation. Or, l’observation de la nature tend à démontrer que la diversité semble prévaloir sur l’unité. Doit-on pour autant en conclure que l’unité est inextricable ? À cette question fondamentale, qui interrogea les premiers philosophes, les scientifiques de ce siècle, comme les théoriciens de l’art, répondent majoritairement par la négative : l’unité n’est pas que satisfaction de l’esprit, elle est aussi une réalité des composants du monde.

En première approximation, la démarche qui mène à la connaissance du monde se base sur un besoin d’unification : comprendre la nature, c’est faire un pas vers l’unité. Le domaine de la nature, comme celui de la pensée, est le creuset de l’un et du multiple. Suivant l’échelle d’observation, la diversité apparente s’atténue de façon très nette. Si l’on observe la nature à l’échelle macroscopique, on constate sa complexité, sa diversité : les minéraux, les plantes, les animaux et l’homme, comme schéma ultime — mais non unique — de l’évolution. À l’inverse, si l’on se penche sur l’infiniment petit, on se rend compte que le nombre de particules et de forces est très limité et d’une grande simplicité : il y a quelques quarks, quelques familles, quelques particules qui s’échangent. Par ce changement d’échelle, on passe d’un monde extrêmement complexe, à un monde déjà extrêmement simplifié, dans l’état actuel de notre connaissance. La démarche du physicien de la matière est de continuer ce processus de simplification pour unifier davantage les constituants de la matière. Il ne s’agit donc plus de rechercher de nouvelles particules, mais d’établir les liens entre les particules qui permettent de les englober dans une même famille. Il semble que, dans les sciences physiques, comme dans le domaine musical, la multiplicité soit nécessaire à l’aboutissement de l’unité. Le dualisme un/multiple des pythagoriciens résonne à nos oreilles : c’est par la combinaison de l’un et du multiple que l’on peut appréhender le champ entier de la création. Nous relèverons donc, en première instance, le parallèle à la fois simple et saisissant qui lie la pensée scientifique à celle du compositeur (et plus généralement à tout créateur) : comprendre/créer une œuvre, c’est percevoir/concevoir son unité dans les éléments qui la composent.

Peut-on parler d’une esthétique des sciences ? N’y a-t-il pas là deux domaines réservés — les arts, d’une part, et le domaine scientifique, d’autre part —, à la finalité et aux périmètres bien établis et distincts ? Déjà les pythagoriciens réfutaient cette dualité en enseignant la beauté contenue dans le nombre. Cette conception relève d’une réalité profonde : malgré l’apparence austère des mathématiques, le sentiment du Beau éclaire le chercheur et lui impulse une dynamique de création. Si l’harmonie du monde était une vision chimérique, pourquoi la retrouvons-nous avec autant de grâce dans les mathématiques qui en expriment les lois ? Pour Kant, cette harmonie est une invitation à la prospection autant qu’à l’introspection : « Le spectacle des harmonies de la nature nous invite à chercher la cause d’un si complet accord régnant au sein de la diversité »[4]. C’est à travers les mathématiques et son utilisation dans les sciences que cette harmonie prend une valeur objective. C’est même, comme l’écrira Henri Poincaré, « la seule réalité objective, la seule vérité que nous puissions atteindre ; si j’ajoute que l’harmonie universelle du monde est la source de toute beauté, on comprendra quel prix nous devons attacher aux lents et pénibles progrès qui nous la font peu à peu mieux connaître »[5]. La quête scientifique et la quête esthétique sont inséparables : on ne peut s’intéresser à l’une sans viser l’autre. Et les scientifiques peuvent percevoir un plaisir comparable à celui que l’on ressent face à une œuvre d’art : « Ils admirent la délicate harmonie des nombres et des formes ; ils s’émerveillent quand une découverte nouvelle leur ouvre une perspective inattendue ; et la joie qu’ils éprouvent ainsi n’a-t-elle pas le caractère esthétique, bien que les sens n’y prennent aucune part ? Peu de privilégiés sont appelés à la goûter pleinement, cela est vrai, mais n’est-ce pas ce qui arrive pour les arts les plus nobles ? »[6]. La sensibilité est un caractère qui doit animer le chercheur autant que l’intelligence[7]. Quand on demanda au physicien Paul Dirac d’exprimer ce qu’était selon lui la beauté d’une théorie mathématique de la physique, il répondit que « si le questionneur était un mathématicien, il n’avait pas besoin de répondre, mais que s’il ne l’était pas, aucune réponse ne pourrait alors le satisfaire »[8]. Beauté du nombre, élégance des formes. Ces deux mots se retrouvent dans les écrits des scientifiques tels que Einstein, Heisenberg, Eddington, Jeans, Schroedinger, Bohr, Feynman, Wald, Bohm, Prigogine, Hawking, Sheldrake[9]. L’esthétique de la science est aussi une esthétique de ses modèles de représentation. François le Lionnais tentera de définir la beauté des mathématiques, relative à la fois aux objets et à la méthode employée, en faisant référence aux termes du système hégélien[10]. Il définit la beauté classique comme une approche des mathématiques qui met en évidence les relations d’équilibre, de sobriété, d’harmonie et de symétrie (il prend pour exemple le triangle de Pascal, l’étude des cycloïdes, la simplicité du procédé de la démonstration par récurrence, etc.). L’autre grande tendance, la beauté romantique serait, selon lui, traduite par un effet d’opposition, de surprise, voire d’étrangeté (il s’agit de la complexité des solutions des équations différentielles d’apparence simple, des figures singulières comme l’anneau de Möbius, de la géométrie généralisée qui échappe à la perception des sens, de l’originalité des démonstrations par l’absurde, etc.). La véritable beauté des mathématiques découle de la conjugaison de ces deux courants esthétiques : « Ce sont des instants solennels, et d’une prestigieuse et significative beauté que ceux où des disciplines jusqu’alors distinctes entrent en contact et s’épousent de façons variées depuis les alliances où chacune conserve son individualité, jusqu’aux fusions en une unité supérieure »[11]. Cette beauté — cette harmonie — présente dans les mathématiques, est transposée dans des représentations physiques qui sont les reflets d’une nature dont la cohésion manifeste l’unité. Si, comme nous le développons dans cet ouvrage, l’harmonie et les mathématiques désignent, à l’origine, une seule et même science, l’unité des sciences — qui est aussi l’unité des forces qui les expriment — et l’unité musicale sont susceptibles de relever des mêmes concepts, des mêmes principes. Musique et sciences sont apparentées dans l’exercice combiné d’une pensée logique et d’une pensée esthétique. Comparer la recherche d’unité de l’œuvre musicale et celle pratiquée par les scientifiques pour expliquer l’Œuvre du monde n’a de sens que si l’on s’attache à mettre en parallèle les outils intellectuels mis en application dans les sciences et dans la musique, car s’interroger sur le problème de l’unité de l’œuvre musicale, c’est poser les mêmes questions que celles des physiciens. L’idée d’une unité de l’œuvre musicale semble aussi louable ou, à l’opposé, aussi absurde que celle recherchée dans la matière et les sciences physiques.

On sait à quel point la beauté du nombre a tenu une place majeure à l’origine de la musique hellénique et durant une vaste partie de son histoire. Si, aujourd’hui, le nombre se manifeste un peu crûment par sa mise en équation dans un outil informatique, le pouvoir symbolique du nombre est loin d’être complètement érodé. Il faut souligner que la théorie de la musique porte en elle à la fois des composantes d’ordre physique et métaphysique. Il est clair que l’expression musicale détient un pouvoir psychologique sur l’individu dont la portée, bien qu’elle soit mesurable[12], n’en demeure pas moins une interrogation pertinente à l’aube de ce millénaire. On peut se demander pour quelle raison la musique — dont on connaît aujourd’hui tous les paramètres physiques — évoque en nous cette force, cet appel, ces réminiscences et nous suggère des images, des sentiments, des couleurs, des impressions mentales conscientes ou inconscientes. Depuis des temps très reculés, ce pouvoir a été ressenti et entouré d’une frontière occulte qui lui a attribué une place essentielle dans les rites religieux. La musique intercède entre l’homme et Dieu. De ce fait, elle s’introduit dans un cadre de cohérence ésotérique dans lequel l’observation de la nature a conduit à l’élaboration d’analogies entre les constituants de la création, à des liens cosmiques entre les choses et les êtres, entre l’homme et l’univers. Cette recherche de cohérence est naturelle : elle se retrouve chez les peuples anciens, comme chez les contemporains. La physique y adhère en avançant un premier élément de réponse en préliminaire : toute chose, tout être, toute molécule est animée de forces de vibration, à des tempi variés et pas forcément perceptibles. Dans le cas de la musique, ces vibrations sont des fréquences audibles, mais cela n’est qu’une partie de l’échelle universelle des vibrations du monde. De ce point de vue très général, toute la création participe de concert à ce mouvement incessant de rythmes et de pulsations. Pour tenter de dégager des lois universelles, il faut se pencher sur les principes élémentaires régissant la matière. Bien que la connaissance de la physique des vibrations date de trois siècles[13], l’idée que des forces principielles soient présentes à la fois au cœur des êtres et dans tout l’univers, nous projette au VIe siècle avant Jésus-Christ. Selon les penseurs pythagoriciens, arriver à déchiffrer les relations mises en jeu dans la vibration des corps sonores, c’est se plonger dans des rapports de correspondance qui, une fois établis — par imitation, analogie, associations d’idées, symbolique, arithmétique, etc. — élèvent l’homme jusqu’au cosmos. La connaissance précise des rapports articulant les vibrations des objets et des êtres est connue seulement du Créateur universel. Le seul fait de comprendre ces rapports est tenter la démarche prométhéenne de se rapprocher du Tout Puissant. Celui qui a le pouvoir de les reproduire avec exactitude est capable d’insuffler l’existence à l’objet ou l’être porté par ces vibrations : la musique est le verbe créateur de l’Évangile de saint Jean.

La musique contient par nature cette capacité de toucher et de pénétrer l’âme. Pour Pythagore et ses disciples, elle établit un lien entre les êtres et les choses. Cette observation est pluriculturelle : dans la Chine du second siècle avant Jésus-Christ, Tong-Tshung-Chu exprimait déjà l’unité suprême qui marie l’homme au cosmos : « L’harmonie entre la Terre, le Ciel et l’homme ne vient pas d’une union physique, d’une action directe, mais d’un accord sur une même note qui les fait vibrer à l’unisson... Dans l’Univers il n’y a pas de hasard, il n’y a pas de spontanéité, tout est influence et harmonie, des accords qui répondent à d’autres accords. »[14]. Cette pensée affectera les compositeurs depuis des millénaires et l’on retrouve jusqu’à nos jours, dans certains courants de la musique contemporaine, une recherche de cette union sacrée entre l’homme et l’univers, par l’intercession de la musique[15]. Mais son action ne se limite pas là, comme le prouvent les expériences, de nos jours, pour évaluer l’influence de la musique sur les plantes ou les animaux[16]. Toutefois, si les animaux ou les plantes sont susceptibles d’être réceptifs à des sons musicaux (et à supposer qu’ils le soient), on est en droit de penser que seul l’homme est capable de les interpréter et de mettre en évidence les lois mathématiques qui les composent. La musique a le pouvoir de lever le voile de la matière pour faire apparaître les données universelles manifestées par des composantes mathématiques. Il faut que le musicien maîtrise les relations numériques entre les sons musicaux afin d’atteindre, par ces vibrations, l’homme au plus profond de son être. Car l’oreille n’est pas le seul organe à percevoir les sons : le corps complet entre en vibration. La musique a une influence sur notre comportement, sur notre mental. Les peuples anciens (les penseurs grecs, comme les savants chinois) en étaient tellement persuadés qu’ils lui attribuaient des fonctions bénéfiques, ou au contraire destructrices, car si une harmonie peut unir des hommes, une discordance des sons peut faire trembler tout le gouvernement de l’État[17]. Vertus morales, vertus physiques ou psychologiques : les qualités éducatives de la musique apparaissent alors essentielles tant au bon équilibre de l’individu que de la société. L’étude de la musique doit être poussée au cœur même des sons musicaux de façon à en extraire les composantes, les principes qui permettent une meilleure connaissance du fonctionnement de l’univers.

Or, pour un esprit curieux, comment étudier les principes fondamentaux des sons musicaux sans être intrigué par l’omniprésence du nombre dans sa manifestation en logos[18] ? Comment ne pas être séduit, comme le furent les pythagoriciens, par la beauté intellectuelle des relations numériques reliant la physique des instruments et la hauteur des sons ? Le fait que l’octave, la quinte et la quarte se matérialisent par des relations numériques simples est troublant dans la mesure où l’on s’interroge sur le facteur de causalité mettant en jeu le nombre et les intervalles musicaux. Les intervalles que nous appelons consonants[19] ont-ils précédé les lois de proportions, ou bien, est-ce que ce sont, à l’inverse, ces objets mathématiques qui ont conditionné notre écoute ? Cette interrogation exprime toute la différence qui sépare le savant de l’Antiquité de celui de l’époque des Lumières. Pour le premier, le nombre est le commencement de toute chose, alors que pour le second, il n’est que l’expression mathématique du phénomène qui, lui, est déterminant. C’est le phénomène de résonance naturelle, exprimé par les rapports épimores 2/1, 3/2, 4/3, qui explique le choix des intervalles principaux (octave, quinte et quarte) et non ces rapports par eux-mêmes, dussent-ils posséder de riches propriétés mathématiques. Les premiers sons harmoniques sont nettement perçus comme des intervalles naturels, tandis que les harmoniques supérieurs enrichissent le son par leurs couleurs. Plus le rapport de fréquence est réductible à une fraction simple, plus l’accord est consonant. Cependant, le fait de situer le nombre au centre du débat a contribué à un développement unifié des sciences et des arts. Cette unification est la base de la doctrine pythagoricienne. Elle recouvre les notions d’harmonie, de proportion et de symétrie, ou plutôt, pour reprendre la terminologie ancienne qui fait référence à leur signification originelle, d’harmonia, d’analogia et de symmetria. L’harmonia, principe essentiel pour appréhender la pensée pythagoricienne, organise les parties dissemblables du monde en les accordant les unes avec les autres. Elle procède de la symmetria, en relation avec une unité de mesure convenable, et de l’analogia, qui lie les parties entre elles. Ces relations appliquées à la musique, à travers les études des intervalles, ont contribué à faire avancer la réflexion sur plusieurs points essentiels des mathématiques (la théorie des proportions, le problème de l’irrationalité). La recherche des intervalles consonants a fait pressentir des lois mathématiques. Nous verrons dans quelle mesure cette recherche fut déterminante. L’utilisation stricte des proportions appliquées au domaine musical a focalisé la musique grecque sur un mode d’écriture monodique. Dès l’arrivée de la polyphonie, les besoins harmoniques ont nécessité l’utilisation d’autres intervalles, souvent extraits de la résonance des corps sonores. Alors que la proportion aboutissait à une impasse, la symmetria, qui contient par définition un critère esthétique (certes imprécis, mais néanmoins valide), non seulement résista à l’écriture polyphonique, mais trouva dans le contrepoint une identité qui ne lui fera, dès lors, jamais défaut. Au sixième siècle avant Jésus-Christ, Pythagore a ouvert une porte qui ne se refermera qu’au début du XXe siècle, lors de l’abandon des lois de l’écriture traditionnelle.

Précisons maintenant le périmètre de notre étude. Quelle est, tout d’abord, cette unité musicale dont nous parlons ? S’agit-il de l’unité de l’œuvre-monument dont la singularité et l’unicité assurent au compositeur son existence en tant que créateur ? S’agit-il de l’unité des œuvres — ou de l’Œuvre — d’un auteur, qui donne une cohérence stylistique et incarne une vérité logiquement démontrée au fil du temps ? S’agit-il de l’unité de l’œuvre-totalité, œuvre d’art unifiée dans toutes ses manifestations artistiques ou bien inclue, par nature selon Vincent d’Indy, dans une unité transcendante[20] ? Chacun de ces sujets mériterait de longs développements. Au cours de notre travail, nous nous attacherons plus particulièrement à l’œuvre singulière pour tenter d’en extraire les mécanismes internes qui lui assurent une matérialité musicale. Nous nous focaliserons plus précisément sur les composants structurels qui concourent à cette unité (relations entre les segments, processus compositionnels, etc.), plutôt qu’à des composants relevant de l’exécution musicale (comme l’orchestration, le timbre, la dynamique, la frappe des instruments, etc.). La musique a souvent été mise en relation avec les mathématiques. Parfois, il apparaît que la rigueur des mathématiques s’oppose fondamentalement à la liberté de l’expression musicale. Nous voulons, dans notre étude, nous axer plutôt sur une approche de la musique qui fait le lien avec la pensée scientifique et démontrer que les concepts scientifiques peuvent enrichir l’approche strictement musicale. Au cours de notre travail, nous tâcherons d’aborder le problème de l’unité suivant une recherche d’esthétique comparée — dans l’esprit de celle initiée, entre les arts, par Étienne Souriau — entre la science et la musique. Nous ne prendrons pas le chemin sans surprise qui consiste à relever l’évidence des composantes acoustiques mises en œuvre dans la musique, ni celui, plus hasardeux, d’une comparaison entre les faits scientifiques et les œuvres musicales (ce qui ne serait que pure fantaisie). Mais nous étudierons en amont les concepts mis en œuvre dans l’appréhension du problème de l’unité, dans le but de tendre à rapprocher l’esprit musical de l’esprit scientifique. La science n’est pas un art. Mais sa relation à l’homme ne peut empêcher le recours à des notions qui touchent à la sensibilité, à l’esthétique. La quête de l’unité musicale est comparable à celle des sciences dans la mesure où elles relèvent, comme nous le verrons, des mêmes considérations esthétiques. Nous avancerons donc une définition plus générale que celle proposée par Souriau[21] : On appellera ici esthétique comparée cette discipline dont la base est de confronter deux démarches esthétiques relevant aussi bien des arts que des sciences. En posant ainsi les bases d’une esthétique généralisée aux sciences — ou, pour être précis, à la part esthétique des sciences —, nous pensons ne pas nous éloigner des idées de Souriau.

Cependant, le fait de constater des préoccupations métaphysiques et esthétiques communes entre la musique et les sciences physiques n’impose pas de répondre à un processus d’évolution historique similaire : l’évolution des sciences et des arts présente des disparités qui les éloignent d’un schéma unique. Si l’on se place sur un plan général, la connaissance scientifique s’enrichit par la réalisation et la confirmation d’événements reproductibles dans le temps et dans l’espace. Le progrès scientifique se caractérise alors par la capacité des scientifiques à résoudre des énigmes[22]. Cette reproductibilité caractérise la validité de l’événement : une relation entre plusieurs paramètres est considérée comme vraie, si on peut la reproduire autant de fois qu’on le désire. Une telle relation met en œuvre une invariance quantifiable par une loi de conservation liée au référentiel d’observation. Toute la physique est bâtie sur cette reproductibilité. On peut décrire alors le développement des sciences — en suivant les pas de Kuhn — comme cumulatif dans le cadre de la science dite normale, c’est-à-dire lorsque les courants de réflexion sont communs à la majorité des scientifiques. Mais cet état de permanence, gouverné par des paradigmes communs[23], vacille sous le poids d’anomalies accumulées qui induisent peu à peu la nécessité de basculer dans des révolutions scientifiques. Ces révolutions, défendues en premier lieu par quelques uns, mettent en avant de nouveaux paradigmes qui deviendront, s’il y a adhésion de la pluralité, les nouvelles bases de la science normale. La progression cumulative succède à des périodes de rupture. Il y a assimilation des connaissances établies par de nouvelles connaissances, plus générales ou plus adaptées. Dans le cadre de l’évolution des courants artistiques, le modèle paradigmatique n’est pas empreint d’une aussi forte réalité que celui utilisé dans les sciences. Quelle correspondance peut-on, en effet, attribuer à la notion de paradigme ? S’agit-il du style ? On ne peut prétendre que le style d’un compositeur, que l’on peut relever de façon réductrice par l’utilisation de formules mélodico-harmoniques caractéristiques, soit intégré par les compositeurs des époques suivantes : chacun prend possession du langage musical de façon trop personnelle pour que l’on puisse affirmer qu’il y ait assimilation d’un modèle. Peut-on supposer, comme le soupçonne encore Kuhn qui s’est intéressé au sujet[24], que le paradigme dans les arts désigne l’œuvre plutôt que le style ? Cette hypothèse tient compte de la nécessité des artistes d’étudier, d’approfondir les œuvres anciennes avant de les intégrer dans un nouveau contexte. Cette définition semble, à bien y regarder, également fortement sujette à la critique[25]. Il est certain qu’il n’y a pas de révolution artistique comparable aux révolutions scientifiques dans la mesure où « contrairement à l’art, la science détruit son passé »[26]. Le modèle de l’évolution des sciences n’est pas assimilable à celui de l’évolution de l’art, bien que tous deux s’inspirent de valeurs esthétiques communes : « nous insistons sur le fait que le scientifique comme l’artiste est guidé par des considérations esthétiques et gouverné par les modes de perception établis »[27]. Or, devons-nous nous restreindre à la notion de progrès ou envisager ces valeurs esthétiques comme une finalité pour les sciences ? Sur ce point, nous ne partageons pas la position de Kuhn qui défend que, si l’artiste, comme le scientifique, est amené à résoudre des énigmes — et l’on sait à quel point l’écriture d’une fugue, d’un canon ou d’une sonate en exploitant toutes les potentialités du matériau thématique relève de ce concept[28], l’esthétique est, pour l’un, une fin et pour l’autre, un moyen. Nous pensons que cette recherche esthétique devient une finalité pour le scientifique à partir du moment où se dessine, en arrière-plan de la recherche quotidienne — la très pragmatique résolution d’énigmes —, la quête de l’unité dont l’attrait esthétique est indéniable. Au début du XXe siècle, Poincaré écrivait déjà que « le vrai, le seul but, c’est l’unité »[28]. Les travaux d’Einstein, vers la fin de sa vie, pour tenter d’unifier les forces de la nature montrent à quel point cette étape décisive — sinon ultime — fait figure d’emblème audacieux. Aujourd’hui, les scientifiques n’ont jamais été aussi près de cette unité convoitée. Et, si l’on peut, un jour, enfermer toutes les lois fondamentales de la physique dans une seule, d’expression simple, cette loi, qui aura valeur d’universalité, entretiendra nécessairement des relations étroites avec la symétrie qui en sera le substrat.

Notre objectif est ambitieux. Il s’agit d’approcher une meilleure connaissance de la notion d’unité de l’œuvre musicale en appliquant une démarche d’esthétique comparée avec les sciences physiques et en nous appuyant sur deux modèles hérités de la pensée grecque. La notion d’unité de l’œuvre musicale est — il faut le souligner — très peu décrite dans la littérature. Si l’on en trouve des traces éparses (en particulier, dans la littérature allemande, chez Adorno), aucun ouvrage n’analyse en détail cette notion. Bien que nous ne prétendions pas à l’exhaustivité, notre démarche est singulière car elle traite de front l’un des points les plus obscurs de la théorie musicale : l’unité de l’œuvre, à la fois convoitée par de nombreux compositeurs et délaissée majoritairement par les théoriciens de la musique. Le second élément singulier de notre démarche est la voie d’une esthétique comparée, qui met face à face la théorie de l’écriture musicale et l’approche des théories scientifiques. Là encore, dans ce domaine, tout était à construire, et nous avons dû synthétiser des éléments disparates de la littérature pour arriver à nos conclusions. Au cours de notre travail, nous apporterons une réponse aux deux questions suivantes : comment caractériser l’unité structurelle de l’œuvre musicale et quels sont les rapports de cette unité avec la démarche unitaire scientifique ?

Dans notre travail, nous sommes parti volontairement d’un cadre théorique général, que nous avons décliné jusqu’aux applications musicales. Nous avons pensé que, puisqu’une théorie de l’unité musicale faisait globalement défaut, l’approche de l’unité suivant des modèles conceptuels était la plus à même de synthétiser une réflexion de l’ordre de l’esthétique comparée. Nous avons suivi deux voies pour répondre à une esthétique de l’unité qui prend en compte tous les aspects que nous avons énoncés. Il s’agit, d’une part, de la référence à l’être vivant — c’est-à-dire, la revendication d’une approche anthropomorphique. L’homme prend pour modèle son propre corps pour construire une physique du monde et de l’univers : le microcosme suggère une image du macrocosme. La seconde voie est celle de l’idéalisation de la forme pure modélisée par des règles mathématiques. L’unité relève alors des lois d’organisation des nombres, des formes et des symboles mathématiques. La musique comme la science se sont inspirées de ces deux démarches à la fois opposées et conjointes, qui portent en elles la vision du point limite d’une unité totale généralisée. La recherche de l’unité musicale, si difficile à appréhender, mérite de s’enrichir de l’approche scientifique, où elle apparaît dans sa complétude, sous un visage plus neutre. Dans le premier chapitre de notre travail, nous détaillerons les fondements de l’unité et nous postulerons que les deux modèles philosophiques d’unité — que sont l’unité multiple et l’unité indivisible —, sont tous deux porteurs de riches potentialités dans les sciences et dans la musique. Dans le chapitre II, nous développerons les principes fondamentaux qui préludent à l’instauration d’une unité de type harmonique généralisée, héritée des philosophes grecs. Le chapitre III abordera le rôle de la symétrie en tant que guide esthétique et sa généralisation dans les sciences. Son utilisation en musique sera traitée dans le chapitre IV et nous poserons (chapitre V) l’hypothèse d’un principe de symétrie dans la musique, en prolongement de celui énoncé par Pierre Curie. Le chapitre VI développera l’origine du modèle organique et la place de ce modèle dans les sciences. Enfin, dans le chapitre VII, nous détaillerons le modèle organique appliqué à la musique dans ses relations dynamiques — exprimant la structure du discours musical — et dans sa forme. Nous verrons, au cours de notre travail, que les modèles théoriques de l’unité sur lesquels nous nous appuierons, sont porteurs de solutions multiples guidant le scientifique et le compositeur d’un élan dynamique commun.

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